L’enfant martyre

Par François Roy - 

Vraiment, 1920 sera une grosse année pour Son Honneur le juge Joseph-Alfred Désy. Deux fois plutôt qu’une, le magistrat va se retrouver  emporté dans les remous de l’actualité judiciaire. Il y a d’abord cette fameuse enquête sur l’administration municipale de Trois-Rivières, qui va durer toute l’année et qui va compromettre des personnalités haut placées. Il y a ensuite cette sordide affaire de meurtre, qui va soulever les passions et faire l’objet de deux procès, à la session d’avril des assises criminelles de Québec. Revoyons l’affaire en question.

À Sainte-Philomène de Fortierville, comté de Lotbinière, Aurore Gagnon, dix ans, serait morte à la suite des mauvais traitements qu’on lui a fait subir à la maison. Des accusations de meurtre sont portées contre le père de la petite, Télesphore Gagnon, et la deuxième épouse de celui-ci, Marie-Anne Houde. Les accusés comparaîtront devant deux importants magistrats. Ce sera d’abord le procès de la femme Houde, devant l’honorable Louis-Philippe Pelletier, ancien procureur général de la province de Québec, devenu juge de la Cour du Banc du Roi. Ce sera ensuite le procès de Télesphore Gagnon, devant le juge Joseph-Alfred Désy, ancien bâtonnier de la province, devenu juge de la Cour supérieure.

Les deux juges se retrouvent alors au centre d’une incroyable tempête médiatique. Les témoignages entendus scandalisent la population et l’opinion publique condamne à l’avance la femme Houde. Tout laisse croire que c’est elle qui a malmené la petite et que le père a laissé faire ces brutalités. Dans la presse, l’accusée devient “la marâtre”, “l’odieuse mégère”, “le bourreau”.

Les juges vont faire preuve d’une sévérité exemplaire, comme l’annonce le juge Désy, lors du prononcé de la sentence : “Dieu me garde de cette sensiblerie qui a tant fait, dans certains pays d’Europe, pour encourager le mépris de la loi” dira le magistrat, dont les propos seront repris par les journaux.

La femme sera condamnée à être pendue. Toutefois, comme elle est enceinte, cette peine sera commuée en emprisonnement à perpétuité. Elle mourra deux ans plus tard, dans la section psychiatrique d’une prison pour femmes. Gagnon fera cinq ans de prison pour complicité.

Les deux condamnés entrent donc au bagne et la petite Aurore, elle, entre dans la légende. Son histoire devient pièce de théâtre, en 1921, et le cinéma  s’en empare, en 1952. Le film en question va tenir l’affiche pendant cinq semaines d’affilée, dans cinq villes de la province, dont Trois-Rivières. L’immense succès du film prouve bien que le drame de Fortierville suscite encore beaucoup d’intérêt, plus de trente ans après le fait. On dit même que Yvonne Mitchell, la comédienne qui personnifie à l’écran  l’odieuse mégère, est constamment victime de menaces et que plus personne n’ose maintenant lui offrir de rôle.

Quant aux deux juges de 1920, ils prennent  des directions différentes. Proche de la retraite,  Louis-Philippe Pelletier fait savoir qu’il ne présidera plus de procès pour meurtre, le dernier ayant été trop éprouvant. Quant à Joseph-Alfred Désy, il reprend le fil de son enquête sur l’administration de la Ville de Trois-Rivières. Après avoir vécu de près le drame de Fortierville, Désy doit trouver bien banales toutes ces magouilles de politiciens, sur lesquelles il a entrepris de faire la lumière.

On s’habitue à voir nos frères humains s’en mettre plein les poches. On ne s’habitue pas à les voir faire mourir leurs enfants .

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